masque2C-I
musique
art sonore
poésie
ces autres que nous ignorons

publications
le lointain

ces autres que nous ignorons

Autrui, ce sont des frontières à abattre, des distances à
réduire, des dialogues à construire. C’est aussi
repenser le monde qui n’est pas centré sur notre nombril
ou sur notre culture, prendre conscience des relations
inégales que nous imposons à ces autres que nous
ne voyons pas. Parce qu’en définitive, le « lointain »
est sans doute plus proche qu’on ne le pense…

Quand on pense à autrui, c’est le prochain qui vient immédiatement à l’esprit. Le prochain : celui qui est proche, bien sûr, celui que l’on connaît ou dans lequel on se reconnaît. Celui qui est un autre soi-même. L’autre nous ressemble et nous est proche. Bien sûr, nous pensons que le prochain, c’est tout le monde. Pensée honorable. Mais nous vivons la réalité de l’autre avec nos voisins, nos connaissances, nos relations de travail, avec ceux qui nous sont proches.

Pensons un peu au lointain. Le monde ne s’arrête pas au bout de la rue, aux limites du village ou aux frontières du pays. Il y a, derrière ces barrières abstraites, des autres bien concrets, des êtres de chair et de sang qui nous sont semblables, mais lointains. Derrière nos frontières, l’autre est en relation avec nous de bien des manières. Ce lointain ne nous est étranger que par les barrières, conscientes ou non, que nous dressons entre lui et nous. Ceux que nous appelons prochains cachent à nos yeux ces lointains plus nombreux que nous ne voulons pas voir.

Et puis il y a un autre « 
autre  » : la communauté humaine dans son ensemble et dans ses divisions. Nos relations humaines ne s’arrêtent pas à des individus. Elles nous engagent dans des relations entre des communautés, des peuples, des groupes de toutes sortes. Le prochain et le lointain, ce sont l’individu et le groupe, et réciproquement.

Relations ? Elles sont nombreuses, plus ou moins humaines, souvent plus barbares – égoïstes – que civilisées. Nous partageons plus facilement nos déchets et notre pollution que nos richesses. Nous partageons nos crises économiques, mais pas notre croissance. Nous nous enrichissons de ce qui nous paraît exotique chez l’autre – et qui est le plus souvent créé exclusivement pour nous – au prix de sa pauvreté. Notre idéal, influencé par une conscience écologique mal comprise, devient de détruire – ce qui est nécessaire pour notre enrichissement – en réparant ce que nous détruisons. Situation absurde s’il en est : nous vendons les armes et les secours médicaux.

Notre bonne conscience nous incite, au fil des catastrophes dont nous abreuvent des médias en quête de scoops sanglants, à des actions humanitaires dont nous savons qu’elles seront partiellement détournées. Nous savons aussi qu’elles ne soignent que les symptômes du mal, le malheur immédiat – qui a certes besoin d’être secouru – et non les racines du mal. Et pour cause : les racines sont bien souvent à chercher chez nous, mais la solution ferait trop mal à notre égoïsme.

Les relations humaines sont aussi celles de la cité ; le politique nous engage dans des échanges humains avec nos proches comme avec nos lointains, souvent avec des conséquences plus radicales pour les lointains. Ce qui nous apparaît indispensable à notre vie, la liberté, le bien-être matériel, nous l’avons bien souvent refusé aux lointains dont nous soutenions des régimes qu’il nous paraît impensable d’accepter sur notre vieux continent. À se demander qui étaient vraiment les sauvages…

Bien sûr, nous avons pour nous vingt-cinq siècles de culture. Mais qu’est-ce qu’une culture qui rend aveugle à celle des autres, qui fait voir dans la différence une inculture profonde ? Notre culture si puissante ne se laisse-t-elle pas ronger sans frémir ni se défendre par la « culture » Coca-Cola et le prêt-à-penser consommable et jetable ? Nous qui ne savons pas construire notre culture sur notre héritage et qui détruisons jusqu’aux traces de notre civilisation – je pense en particulier aux monuments très anciens détruits en Irak par l’absurdité d’une guerre « chirurgicale » –, ne pouvons-nous pas reconnaître chez l’autre lointain la culture qu’il conserve malgré l’invasion de nos fast-food et de nos variétés aseptisées ?

Voyageons un peu, donc, en sortant des circuits touristiques qui nous montrent une image idéale – de notre idéal –, pour rencontrer ces lointains avec lesquels nous entretenons des relations inégales. Le tiers monde nous apprendra que nos lointains nous sont plus proches que nous l’imaginons. Mais aussi que nos richesses font leur pauvreté, que notre suffisance se bâtit sur leur dignité.

L’image d’autrui que nous aurons alors ne sera plus uniquement le miroir aux alouettes où nous contemplons vainement notre ombre en pensant qu’elle est un
autre.

(1992)

masqueflecheC7I-1 retour au menu