le lointain
ces autres que nous ignorons
Autrui, ce sont des frontières
à abattre, des distances à
réduire, des
dialogues à construire. C’est aussi
repenser le
monde qui n’est pas centré sur notre nombril
ou sur
notre culture, prendre conscience des relations
inégales
que nous imposons à ces autres que nous
ne voyons pas.
Parce qu’en définitive, le « lointain »
est sans doute plus proche qu’on ne le pense…
Quand on pense à autrui, c’est le prochain qui
vient immédiatement à l’esprit. Le prochain :
celui qui est proche, bien sûr, celui que l’on
connaît ou dans lequel on se reconnaît. Celui qui
est un autre soi-même. L’autre nous ressemble et
nous est proche. Bien sûr, nous pensons que le prochain,
c’est tout le monde. Pensée honorable. Mais nous
vivons la réalité de l’autre avec nos
voisins, nos connaissances, nos relations de travail, avec ceux
qui nous sont proches.
Pensons un peu au lointain. Le monde ne
s’arrête pas au bout de la rue, aux limites du
village ou aux frontières du pays. Il y a,
derrière ces barrières abstraites, des autres bien
concrets, des êtres de chair et de sang qui nous sont
semblables, mais lointains. Derrière nos
frontières, l’autre est en relation avec nous de
bien des manières. Ce lointain ne nous est
étranger que par les barrières, conscientes ou
non, que nous dressons entre lui et nous. Ceux que nous appelons
prochains cachent à nos yeux ces lointains plus nombreux
que nous ne voulons pas voir.
Et puis il y a un autre « autre
» : la communauté humaine dans son ensemble
et dans ses divisions. Nos relations humaines ne
s’arrêtent pas à des individus. Elles nous
engagent dans des relations entre des communautés, des
peuples, des groupes de toutes sortes. Le prochain et le
lointain, ce sont l’individu et le groupe, et
réciproquement.
Relations ? Elles sont nombreuses, plus
ou moins humaines, souvent plus barbares – égoïstes – que civilisées. Nous
partageons plus facilement nos déchets et notre pollution
que nos richesses. Nous partageons nos crises
économiques, mais pas notre croissance. Nous nous
enrichissons de ce qui nous paraît exotique chez
l’autre – et qui est le plus souvent
créé exclusivement pour nous – au prix de sa
pauvreté. Notre idéal, influencé par une
conscience écologique mal comprise, devient de
détruire – ce qui est nécessaire pour notre
enrichissement – en réparant ce que nous
détruisons. Situation absurde s’il en est : nous
vendons les armes et les secours médicaux.
Notre bonne
conscience nous incite, au fil des catastrophes dont nous
abreuvent des médias en quête de scoops sanglants,
à des actions humanitaires dont nous savons
qu’elles seront partiellement détournées.
Nous savons aussi qu’elles ne soignent que les
symptômes du mal, le malheur immédiat – qui a
certes besoin d’être secouru – et non les
racines du mal. Et pour cause : les racines sont bien souvent
à chercher chez nous, mais la solution ferait trop mal
à notre égoïsme.
Les relations humaines sont
aussi celles de la cité ; le politique nous engage dans
des échanges humains avec nos proches comme avec nos
lointains, souvent avec des conséquences plus radicales
pour les lointains. Ce qui nous apparaît indispensable
à notre vie, la liberté, le bien-être
matériel, nous l’avons bien souvent refusé
aux lointains dont nous soutenions des régimes
qu’il nous paraît impensable d’accepter sur
notre vieux continent. À se demander qui étaient vraiment
les sauvages…
Bien sûr, nous avons pour nous
vingt-cinq siècles de culture. Mais qu’est-ce
qu’une culture qui rend aveugle à celle des autres,
qui fait voir dans la différence une inculture profonde ?
Notre culture si puissante ne se laisse-t-elle pas ronger sans
frémir ni se défendre par la « culture »
Coca-Cola et le prêt-à-penser consommable
et jetable ? Nous qui ne savons pas construire notre culture sur
notre héritage et qui détruisons jusqu’aux
traces de notre civilisation – je pense en particulier aux
monuments très anciens détruits en Irak par
l’absurdité d’une guerre « chirurgicale » –,
ne pouvons-nous pas reconnaître chez
l’autre lointain la culture qu’il conserve
malgré l’invasion de nos fast-food et de nos
variétés aseptisées ?
Voyageons un peu,
donc, en sortant des circuits touristiques qui nous montrent une
image idéale – de notre idéal –, pour
rencontrer ces lointains avec lesquels nous entretenons des
relations inégales. Le tiers monde nous apprendra que nos
lointains nous sont plus proches que nous l’imaginons.
Mais aussi que nos richesses font leur pauvreté, que
notre suffisance se bâtit sur leur dignité.
L’image d’autrui que nous aurons alors ne sera plus
uniquement le miroir aux alouettes où nous contemplons
vainement notre ombre en pensant qu’elle est un autre.
(1992)