une île ou un archipel…
la poésie est un cri
En un siècle où tout
est mesuré à l’aune de
l’économie et de la rentabilité, la
poésie a-t-elle encore une place ? Dans un monde
où l’utilité et la
rentabilité sont devenus les seuls
critères de jugement, où l’on juge
d’autant plus volontiers que
l’évolution des technologies donne des
moyens de contrôle sur tout et en tout lieu, la
parole poétique, libre et non quantifiable, non
rentable et rebelle, hors des normes et des
réglementations, peut-elle survivre ? Dans un
monde que le progrès a permis de cerner, de
connaître dans son étendue, sans laisser de
place pour la découverte ou la
marginalité, la poésie peut-elle trouver
une île, ou un archipel, pour dire encore des mots
emportés par le vent ?
Et pourtant, plus que
jamais, la poésie est nécessaire. Devant
la froide technologie de notre monde moderne, il est
pour elle une place peut-être plus grande encore
que par le passé, une nécessité
impérieuse de dire le monde dans sa douleur et sa
violence, dans sa grandeur et son espérance.
L’idéologie dominante aujourd’hui est
certainement celle de la rentabilité, qui induit
l’idée de la culture d’entreprise,
c’est-à-dire de la culture comme
élément de constitution et de
cohésion de l’entreprise, et de
l’entreprise comme lieu par excellence de la
culture, donc comme lieu central de la vie et de
l’épanouissement de l’individu. Dans
cette perspective, la culture sert à donner un
bien-être à l’individu social pour
améliorer sa productivité et sa
rentabilité. Elle devient elle-même un
simple produit de consommation, dépendant des
aléas du marché et des puissances
économiques. Elle court le risque de
l’utilitaire, elle est confrontée au
jugement économique et à la
nécessité de la rentabilité : elle
perd sa qualité de gratuité, d’actes
et de paroles libres de toutes contraintes
extérieures à l’art lui-même.
De même, la communication est
institutionnalisée, soumise à des
techniques spécifiques, elle devient enjeu de
pouvoir et moyen de contrôle.
Face à cela,
la poésie offre une parole libre, les mots pour
s’exprimer sans contrainte, sans
délégation de pouvoir, sans devoir de
réserve, sans contingence non plus, puisque la
poésie ne dépend d’aucun support
technique. La poésie est le langage par
excellence, qui transcende les langues et les cultures,
qui fait advenir l’universalité au milieu
des particularismes. La poésie dépasse le
langage et le crée, le recrée chaque jour,
en donnant des sens nouveaux aux mots et au discours, en
fécondant le support mort des mots.
La poésie est d’abord un cri, un acte arrogant
de révolte face à la bétise et au
cynisme. Elle n’est pas l’écriture de
l’histoire ou le récit de
l’actualité. Elle est bien au-delà :
elle dit la réalité. « Celui qui
invoque l’Histoire est toujours en
sécurité, les morts ne se lèveront
pas pour témoigner contre lui. » (Czeslaw
Milosz, Lumières d’Europe, 1946).
On a
beaucoup vanté le pouvoir des mots. Les mots ne
peuvent être serviles. On peut les avilir, mais
point les maîtriser. On n’emprisonne pas
l’air ni le souffle, on n’enchaîne pas
la poésie. On la tue, ou bien elle vit,
malgré torture et asservissement. Elle est refuge
et tribune, mais il est vrai qu’on peut la
détourner en pervertissant l’esprit
poétique.
Le pouvoir des mots les rend ennemis du
pouvoir, et le pouvoir ennemi des mots. La parole
poétique libère l’imagination et
l’ensemence, le pouvoir limite le vagabondage de
l’esprit et tente de le circonscrire au jeu et au
cirque, gratifiés d’un peu de pain…
La poésie est résistance et insurrection,
elle est cri et douleur, mais elle est aussi
espérance et résurrection. On le voit dans
le concret de la vie : dans tous les lieux de lutte pour
la dignité humaine, la poésie est
là pour dire l’insurrection et la
résurrection, et elle trouve une place
qu’elle semble avoir perdue dans les
sociétés opulentes. Là, elle
proclame l’espérance, la libération
et la vie, dont elle n’est, en définitive,
que la servante.
(1991)