éloge du déséquilibre
et l’esprit ?
Le corps que l’on encense
ou celui que
l’on cache,
le corps qui fait peur
ou celui qui fait
jouir…
Mais où donc est l’esprit ?
Je ne plaiderai ici ni l’unité du corps et de
l’esprit, ni la supériorité de l’un ou
de l’autre, ni leur harmonie, mais plutôt la
nécessité et la reconnaissance des deux.
L’on a beaucoup trop tendance à confondre
l’harmonie avec la consonance. C’est
méconnaître la musique. L’harmonie musicale
est l’agencement de dissonances et de consonances,
d’accords divergents et convergents, qui, en harmonie
classique, évoluent vers la résolution, en
général consonante. Mais cette résolution
signifie la fin de l’œuvre, l’aboutissement au
silence. Autrement dit, faire de la consonance le principe
premier de l’harmonie, c’est mettre la fin avant le
commencement, c’est viser une fixité,
c’est-à-dire la mort.
Que serait donc cette
harmonie du corps et de l’esprit que l’on nous vante ?
Une perpétuelle consonance des deux ?
C’est-à-dire une soumission réciproque, un
enfermement sur soi, une forme d’autisme ? Ou bien un
cheminement parsemé de convergences et de divergences,
où chacun, de l’esprit et du corps, y trouve en
définitive son compte ? Un chemin fait de pierres sur
lesquelles on trébuche mais aussi sur lesquelles on
bâtit…
Plutôt que d’harmonie, je
parlerai donc – pour rester dans des images musicales –
de résonance. Le corps et l’esprit entrent
en résonance l’un avec l’autre. En phase ou
en déphasage selon le moment, ils ne peuvent se passer
l’un de l’autre et sont en perpétuelle
interaction. La mort de l’un ou de l’autre,
c’est la fin de la résonance, le silence qui suit
la résolution harmonique. Mais qu’est-ce donc que
l’esprit ?
L’esprit, c’est la parole qui donne
sens, qui fait d’un corps qui est un ensemble biologique
un être qui vit, en marche, agissant. Le corps rattache
l’homme à l’animal, l’esprit donne
à l’homme sa spécificité dans le
monde, sa responsabilité dans une création qui le
dépasse. Le corps et l’esprit font l’homme.
Ni corps, ni esprit, l’homme, mais les deux. Le corps
porte l’esprit, et l’esprit met le corps en marche,
en action. Le corps séparé de l’esprit,
c’est finalement la schizophrénie (les psychologues
me pardonneront de leur voler ce mot et de le détourner
du sens qu’ils lui donnent !).
Je parle donc
d’équilibre. Mais de quoi s’agit-il ?
L’équilibre n’est qu’une suite de
déséquilibres. Le déséquilibre
n’est pas seulement ce qui fait tomber, c’est aussi
ce qui permet de rebondir, de trouver une nouvelle dynamique, un
nouvel élan. L’équilibre permanent,
c’est l’état dans lequel
l’énergie est utilisée à obtenir
l’immobilité, le point où les forces
s’annulent. Le funambule sur son fil exploite le
déséquilibre pour avancer. Il vainc le
déséquilibre par le mouvement. Le corps et
l’esprit cheminent de déséquilibre en
déséquilibre, et le mouvement – la vie –
leur permettent d’y trouver leur équilibre.
Sans l’esprit qui donne le sens, le corps se noie dans la
bestialité et y trouve un équilibre
grégaire. Sans le corps qui le porte, l’esprit
n’est que « vue de l’esprit » !
C’est la résonance de l’esprit dans le corps
et du corps dans l’esprit qui fait de l’homme un
être de conscience, capable d’échapper aux
seules nécessités animales en les transcendant et
en leur donnant un sens.
Que l’on cesse donc
d’accabler le corps au nom de l’esprit ! Que
l’on cesse de voiler l’esprit par un corps que
l’on destine au pain et aux jeux ! La grandeur de
l’homme réside dans la cohabitation, parfois
douloureuse, mais riche d’expériences, du corps et
de l’esprit, et l’un ne peut cacher l’autre
sans risque d’y perdre l’humanité de
l’être humain.
(1992)