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les voix impénétrables de l’artiste

la parole créatrice

La beauté sauvera, paraît-il, le monde.
Mais c’est par un long cheminement jalonné du cri et du silence
de l’artiste. L’art recrée le monde et le transforme
à travers le langage qui s’approprie l’existence
et la misère humaines pour y faire germer
quelques traces de lumière…

La voix n’est pas seulement un organe spécifique de l’espèce humaine. Tout artiste a une voix qui s’exprime à travers son art, qui parle au-delà de tous les discours. Le verbe de l’artiste, c’est sa capacité à dire avant tout une parole. Une parole qui n’est pas un discours, une démonstration, mais une trace, un témoignage partial et authentique. Il ne prétend pas dire la vérité, mais parler vrai. Cette parole, de ce fait, dépasse le discours et s’adresse à tous les sens de l’homme.

Car si l’art est gratuit, s’il n’a pas besoin de se justifier, il n’est pas pour autant insignifiant. La voix de l’artiste, c’est celle qui forge le langage, qui lui donne sens, qui le détourne et l’enrichit, qui vient donner aux mots faibles du langage humain une force et un impact qui permettent d’approcher la réalité.

C’est aussi le langage qui donne à l’homme sa dimension véritable. Le contemplateur de l’œuvre donne vie à son propre langage en s’appropriant l’œuvre, en en faisant un élément qui le met en marche, qui le transcende et lui fait découvrir des profondeurs insoupçonnées. Le langage de l’artiste n’est pas autoritaire, il présuppose une liberté chez celui qui le reçoit, qui va l’interpréter et participer ainsi à la création artistique. Ce langage n’impose pas un sens, mais est riche d’une polysémie qui fait du récepteur un sujet. L’artiste ne s’adresse pas à un consommateur qu’il faut convaincre coûte que coûte, mais à un être humain qu’il associe à l’œuvre et qui pense.

Avant et après

Communication, donc. Communication sans doute, mais communication non directive, qui ne cloue pas celui qui le reçoit sur une cible, qui ne viole pas l’intégrité du sujet. L’art ne peut pas être propagande sans se dénaturer. Car le principe de la propagande est de limiter le sens, d’orienter la compréhension de la personne pour l’amener à adhérer au message, quitte à le tromper sur celui-ci. Il n’y a pas là de polysémie, mais éventuellement une ambiguïté destinée à perdre l’individu pour qu’il ne puisse se raccrocher qu’à la proposition de la propagande. C’est une communication autoritaire, voire totalitaire, puisqu’elle ne laisse aucune voie de sortie au sujet. L’art, au contraire, propose des pistes, des chemins ouverts.

Ainsi, la voix de l’artiste crée le sens, elle donne un sens au monde apparemment absurde et chaotique. La parole met en forme le monde, la voix de l’artiste crée des mondes de sens, de sensation, de sensualité. Là où le scientifique décrira le monde, essaiera de comprendre le
comment et le quoi, l’artiste ajoutera, à sa manière, le pourquoi. Rôle éminemment difficile. C’est pourquoi cette voix s’exprime d’abord sous forme interrogative, elle met le monde en question. À l’objectivité scientifique, l’artiste opposera – ou ajoutera – la subjectivité de l’esprit. Le monde n’est plus seulement objet d’étude, mais il devient sujet. L’artiste n’assène pas des vérités, il questionne la réalité pour la saisir dans sa complexité et dans sa profondeur, pour se l’approprier, y créer son histoire et y vivre son existence. Il parle avant et après la réalité.

Au commencement était le cri…

L’artiste est à sa manière prophète : sa voix exprime une parole sans justification, elle n’a pas besoin de preuve, mais elle dit la réalité au delà de l’apparence, elle rend compte de la profondeur au delà de la superficialité. L’artiste s’engage dans son œuvre, par sa voix, par sa subjectivité. Au cœur de la réalité, il relève la tragédie humaine et met en valeur la grandeur et la misère de l’homme. Parce qu’il sait que sa voix peut mettre en marche les hommes, qu’elle a la capacité de les toucher et de les émouvoir, de les mettre à genoux et de les relever.

L’artiste oscille ainsi entre le cri de la révolte et le chant de la beauté. La souffrance humaine le touche au plus profond de lui-même et il s’en fait porte-parole. Il est déporté à Auschwitz, gazé au Kurdistan, enterré sous les bombes et les bulldozers en Irak, il est dans les stades du Chili sous Pinochet, dans les goulags soviétiques sous Staline, compagnon de toutes les souffrances. L’artiste fleurit sur le terreau de la misère humaine pour y donner un souffle pour respirer et y faire jaillir des sources qui donnent envie de vivre. Qu’on se rappelle les pépinières d’artistes qui sont nées sous l’occupation, pendant les dictatures de l’Est ou d’Amérique Latine. Ce sont elles qui ont redonné courage aux hommes quand la désespérance avait atteint son comble. L’artiste est de toutes les insurrections pour faire naître les résurrections de notre pauvre monde.

Témoigner. Comme le souligne à l’envi Élie Wiesel dans son œuvre romanesque, le témoignage est ce qui peut sauver le monde de sa folie. L’artiste et le fou remplissent ce rôle. Ils témoignent de la mémoire humaine qui préserve la vérité. « Sans la mémoire, la vérité devient mensonge car elle ne prend que le masque de la vérité » (Élie Wiesel,
L’oublié, Le Seuil, 1989, p. 10). L’œuvre de l’artiste apporte sa pierre à la mémoire humaine, elle contribue à ce que l’oubli ne soit pas l’issue finale de l’homme. Elle inscrit l’homme dans l’univers qui le dépasse et participe à sa maîtrise de la création.

puis vint le silence…

La voix de l’artiste est aussi celle qui reconnaît le silence et le pratique. Là où le discours craint le silence qui crée un espace de liberté, l’art met en valeur la nudité du silence qui renvoie le sujet à lui-même. Le silence renvoie à la mort, bien sûr, mais aussi au recueillement et à la méditation. L’art, comme le silence, remet l’homme en face de sa mort, de sa finitude, de son infinie petitesse devant la grandeur du monde.

Dans le silence, l’homme se retrouve face à lui-même, sans possibilité de se cacher derrière le bruit qu’il a élevé comme un masque pour s’empêcher de penser. Dans la vie quotidienne, l’homme (ou la société ?) noie sa voix dans les rumeurs des machines ou les sons des musiques « d’ambiance ». A travers le silence de l’œuvre d’art, le masque tombe et l’homme retrouve les profondeurs à la fois de sa douleur et de sa joie. Il a devant lui un monde vierge de son emprise où il peut créer et entendre sa propre voix, sans intermédiaire.

« Que ta parole soit cri ou silence mais rien d’autre, rien au milieu. […] Ma voix est prisonnière. Si les mots se plient parfois à ma volonté, le silence lui ne m’est plus soumis : je lui appartiens. Il se veut plus puissant que la parole, car il tire sa force et son secret d’un univers déchaîné dans la démence et condamné par son passé meurtri et meurtrier » (Élie Wiesel,
Le serment de Kolvillàg, 1968, p. 176 et 13).

et la lumière

Dire le monde. Être, en quelque sorte, le porte-parole ou la conscience du monde, voilà un poids qui pèse sur les frêles épaules de l’artiste. Mais il échappe à la prétention totalitaire de dire tout le monde, à la tentation d’y faire régner un ordre artificiel. Il ne dit que son monde, dans lequel nous pouvons trouver place ou ne pas séjourner, dans lequel nous pouvons voir le nôtre ou ne pas nous reconnaître. Sa seule arme, c’est d’apporter quelques traces de lumière dans la noirceur des fumées de notre monde technologique et de sa terreur bureaucratique. L’artiste s’engage mais ne se laisse pas enfermer dans une voie bien tracée, bien balisée et banalisée, où le rêve est renvoyé au divan de l’analyste. Sa vocation : rêver et construire. Les chemins qu’il crée pour les emprunter et voyager en toute liberté sont autant de routes offertes pour y découvrir des lambeaux de beauté qu’il ne nous reste qu’à rassembler pour humaniser notre humanité. La parole qu’il nous offre n’est pas le dogme ni la science, mais le rêve et la conscience qui fertilisent mieux que tout autre chose la construction de nos existences. Alors le souffle donne vie à l’esprit…

(1992)

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