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la mémoire contre la mort

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la parole et le silence

la mémoire contre la mort

Élie Wiesel, écrivain rescapé des camps de la mort,
chante et raconte, pour que vive la mémoire
de l’insoutenable dureté de l’être humain.

Témoigner de la grandeur et des misères de l’homme est au centre de l’œuvre romanesque d’Élie Wiesel, tel qu’il l’exprime à travers ses personnages. Faire vivre la mémoire, lui donner corps et esprit, l’incarner, telle est l’impérieuse nécessité de l’homme, car « sans la mémoire, la vérité devient mensonge car elle ne prend que le masque de la vérité » (Prière d’Elhanan, L’oublié, 1989, p. 10). La douloureuse expérience de la Shoah – l’extermination des Juifs par les nazis – est suivie après guerre par la volonté d’oubli d’une Europe meurtrie dans sa chair et son idéal. Élie Wiesel oppose à cet oubli la mémoire : même si l’oubli permet parfois de vivre, même si l’oubli fait partie du mystère, il faut le combattre par la mémoire, car l’amnésie, en effaçant le bourreau, fait aussi disparaître la victime.

« Soit, je raconterai, dit le vieillard. Je dirai la joie, la folie, la ferveur des vivants. Je dirai aussi la colère des morts. Car je les ai vus, moi. Je les ai vus émerger des fosses et des charniers et des autels, en groupes et seuls, l’air furieux et farouche. […] Je compris qu’ils avaient décidé de ne plus compter sur les vivants, mais d’accomplir la tâche eux-mêmes, d’être leurs propres fossoyeurs et de creuser leurs tombes au ciel sinon plus haut. […] Ils étaient en colère et ils avaient raison. » (
Le serment de Kolvillàg, 1973, pp. 178-179). Il faudra donc témoigner pour la mémoire, envers et contre tous.


« Sans la mémoire, la vérité devient mensonge
car elle ne prend que le masque de la vérité. »
Prière d’Elhanan, L’oublié, 1989, p. 10.


La mémoire vaut de renier tous les serments, même celui d’oublier, même celui de se taire. Dans Le serment de Kolvillàg, Moshé le Fou veut briser l’éternel cycle du peuple juif : celui des massacres dont les survivants racontent comment a eu lieu l’explosion de l’horreur. Il propose à la communauté de Kolvillàg un serment : « Eh ! oui, des siècles que cela dure : on nous tue et nous racontons comment ; on nous pille et nous décrivons comment ; […] Plus on nous hait et plus nous proclamons notre amour de l’homme. […] L’ennemi peut tout faire de nous, mais jamais il ne nous fera taire. […] Mémoire et cœur de l’humanité depuis trop longtemps, nous allons adopter une loi nouvelle : celle du silence. […] Prenons l’unique décision qui s’impose : nous ne témoignerons plus. […] Si nous devons mourir, l’histoire de notre mort nous suivra dans la tombe où jalousement nous la garderons. […] Ainsi la chaîne sera rompue et notre peuple sortira de la nuit. » (pp. 217-219). Azriel, seul survivant du pogrom qui suit, vit sa vie d’exilé sans jamais renier le serment prononcé ce jour-là, jusqu’à ce qu’il rencontre un jeune homme voulant se suicider. Il finit par briser son serment pour le sauver, et pour se sauver lui-même. Pour se sauver de l’indifférence. « Je ne te dis pas de ne pas désespérer de l’homme, je te demande seulement de ne pas offrir à la mort une victime de plus, une victoire de plus. […] Reste, te dis-je. Reste au seuil. Comme moi. Et comme moi tu vengeras Kolvillàg… » (ibid., p. 17). Et Azriel lui raconte le serment et le pogrom, reniant l’engagement de toute sa vie. Regrette-t-il ? lui demande le jeune homme à la fin. « — Non. Et toi ? (Le jeune homme sourit et dit :) — Pourquoi le regretterais-je ? — Parce que maintenant, ayant reçu cette histoire, tu n’as plus le droit de mourir. » « — Qui est Moshé ? — Toi. Moi. Toi quand tu ouvres tes yeux, moi quand je les ferme. » (ibid., p. 255).

Devenu dépositaire de la mémoire, l’homme ne peut plus mourir sans la transmettre à son tour : la mémoire le fait vivre. Le serment du silence ne peut tenir jusqu’au bout : il doit s’effacer devant la nécessité de témoigner pour vivre. Le drame d’Elhanan (dans
L’oublié, 1989) est de perdre la mémoire, petit à petit, vivant ainsi, en quelque sorte, une seconde mort.

« La malédiction ne me fait pas peur, le châtiment encore moins. Et la souffrance encore moins. Seule m’effraie l’indifférence. » (
Le serment de Kolvillàg, p. 179). La mémoire vient s’opposer à l’indifférence qui ne distingue plus entre le bourreau et sa victime, qui ne regarde pas la violence humaine et ne la condamne pas. Dans La ville de la chance (1962), Michael veut retrouver l’homme qu’il a vu l’observer derrière sa fenêtre pendant la rafle des nazis pour savoir ce qu’il éprouvait en regardant sans réagir le malheur des Juifs de Szerencsevàros. « Je n’ai éprouvé aucune tristesse, reprit l’homme. Je me rappelle : le lendemain de votre départ, je me promenais dans la ville désolée. […] Je croyais me trouver sur une scène de théâtre, une heure après la représentation. […] (Michael :) — […] Vous n’aviez le courage de faire ni le bien ni le mal ! Le rôle du spectateur, voilà qui vous convenait à merveille. […] (L’homme :) — Vous me haïssez, n’est-ce pas ? […] (Michael :) — Non, dis-je. Je ne vous hais pas. Je vous méprise. C’est pire. Qui inspire la haine reste humain ; pas celui qui inspire le mépris. On ne méprise pas le bourreau : on le hait, on désire sa mort. […] Le mépris n’a qu’une seule dimension : la déchéance. » (op. cit., pp. 183-184). L’indifférence, le refus du choix entre le bien et le mal enlèvent tout caractère humain. Ils ne laissent qu’une question insoluble qui provoque le mépris. Pour savoir, Michael fera appel à la mémoire. Et le mépris provoquera la réaction de l’homme : « — Je ne pourrai pas le supporter ! Votre mépris me brûlerait les yeux : je n’arriverais plus à les fermer ! Il faut que vous me haïssiez ! — Non, dis-je. […] — Lui as-tu craché au visage ? demanda Pedro (ami de Michael). […] — Non, ami. Je lui ai souri. J’ai souri à l’homme, en face de qui j’ai joué le bon Dieu. — C’est plus cruel, dit Pedro. » (ibid., pp. 188-189).


« Sache, Dieu, que je ne veux pas T’oublier.
Je ne veux rien oublier. Ni les morts ni les vivants.
Ni les voix ni les silences.
Je ne veux pas oublier les moments de plénitude
qui ont enrichi mon existence,
ni les heures de détresse qui m’ont désespéré.
» Même si Tu m’oublies, Dieu, moi je refuse de T’oublier. »
Prière d’Elhanan, L’oublié, 1989, p. 10.


Mais l’objectif premier de la mémoire est d’empêcher le retour de la barbarie. Pour cela, la mémoire doit rendre compte, coûte que coûte, de ce qui s’est passé. « Ne cherche pas à comprendre. Tu comprendras après. Et même si tu ne comprends pas, cela ne fait rien. Je te demande seulement de bien me regarder, de bien m’écouter. Tiens-toi à mes côtés. […] Tâche de graver en ta mémoire chacun de mes gestes, chacune de mes paroles. » (Le Mendiant de Jérusalem, pp. 121-122). La mémoire rendra témoignage de la vérité par tous les moyens : la parole, l’écrit (Le Testament d’un poète juif assassiné, 1979, « Mon père n’est pas mort. Mon père est un livre et les livres ne meurent pas. », p. 27), le chant (Le Mendiant de Jérusalem), la folie (Zalmen, ou la folie de Dieu, 1968). La barbarie, à laquelle s’oppose la mémoire, est la brutalité sans borne de l’homme. Paltiel Kossover l’exprime dans Le testament d’un poète juif assassiné : « Le juge d’instruction lui demande s’il sait pourquoi on l’a arrêté. […] — Parce que j’ai écrit un poème. […] — Et ce poème, dit le juge d’instruction, où est-il ? on peut le lire ? — Non, dit ton père ; vous ne pouvez pas le lire. — Pourquoi pas ? — Parce qu’il est dans ma tête, seulement dans ma tête… » (pp. 170-171). La barbarie s’attaque à tout ce qui laisse des marques dans la mémoire humaine. De ces empreintes, qui ne sont pas des preuves, mais des traces (ainsi que l’écrit René Char), naît la conscience, chargée de la mémoire. Elle ouvre les chemins qui permettent à l’homme de sortir de la nuit vers la lumière.

Mais il faut pour cela vivre. La mémoire combat la mort en l’empêchant d’accomplir son ravage jusqu’au bout : derrière la barbarie, les pierres parlent et rendent témoignage pour que l’on n’oublie pas. « L’essentiel est donc de vivre à la limite. Que ta parole soit cri ou silence mais rien d’autre, rien au milieu. Que ton désir soit total et ton attente aussi, car tout désir contient désir de Dieu, et toute attente est attente de Dieu. […] Qui marche dans la nuit, avance contre la nuit. » (
Le serment de Kolvillàg, p. 176).

Désespérance d’un monde qui tue ses enfants, qui éparpille ses richesses humaines, l’œuvre d’Élie Wiesel est aussi prospective d’une humanité qui, se souvenant de ses horreurs, n’osera plus les commettre. Si le passé hante les souvenirs des personnages de l’écrivain, c’est pour dépasser cet état de barbarie, pour reconnaître le mal et l’exiler. Vision angoissante, certes, mais qui doit dépasser l’histoire chargée de preuves froides pour faire naître un monde plus humain. La mémoire aura le dernier mot face à la mort.

(1993)

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