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L’échafaud des songes (2009-2018)


Cantate aux fruits de cendres



L’oiseau ouvrit ses aîles et chanta
« Je suis le vent qui pleure
» je suis le vent qui rit
» je suis le vent qui vente… »
Les pierres qui marchent prirent leur envol
Les arbres recommencèrent à respirer
La nuit s’étala sous le voile
Les braises folles se noyaient dans l’ennui
L’oiseau ouvrit son bec pour parler
et se tut.


*   *
*


La croix du sud coule à pic
dans la rivière de sang
et les derniers regards
fondent dans le vide glacé
du parlement des fous


*   *
*


Le parchemin absorbe l’encre,
et le calame, et la main,
et le scribe, et l’histoire…


*   *
*


I

La nuit se lève


Le pêcheur du désert tira sa ligne
dans mon verre de sable
et pêcha mes mots et mes larmes
Le fleuve était rempli de l’écume des jours
mais déjà la nuit se levait
Les raclements du bandonéon ne suffisaient plus
à disperser les doutes et combler l’absence
Une chaise, imperturbable et droite, pâle et rigide,
restait, au-delà des illusions et des candeurs,
au-delà des protestations et des pleurs, irrémédiablement,
vide


Les tambours entreprirent leur procession
mais les fleurs de l’isle commençaient à faner
Les militaires endimanchés cherchaient leurs victimes
Autour d’un réverbère gisait la farandole
Le pas de deux du tango se transformait en retraite
et les tambours résonnaient de leur appel
Les escadrons aussi continuaient leur ballet funèbre
Les flots de
grappa mûrissaient les idées
La cérémonie du mate aiguisait le débat
Les uniformes animés commettaient leur office
La tiédeur de la nuit n’avait plus de limite
Les uniformes dansaient sur les cendres
et le soleil brûlait sur les plages
les œufs desséchés de la tourmente
La rumeur montait dans mon verre
et les hordes ruminaient sous la braise


Le jour s’épaississait, mais la nuit tenait bon
L’océan se berçait sous le fracas des armes
et l’avion de Gardel cherchait encore une montagne
Sous les pavés rugissait une fleur
mais la chaise immobile poursuivait sa solitude
Il fallait réagir : la foule rentra chez elle
et referma la nuit


Le pêcheur du désert jeta son filet
dans mon verre d’absinthe
et pêcha le fennec et mon sang
Les rues ne désemplissaient plus d’absence
Pedro me regarda du fond de son
calabozo
« Je cherche l’ordre, et le mystère… », dit-il
Je m’abîmais dans la lecture du papier, entre les lignes
et essayais de reconstituer le rien à partir de ses restes
La
noria des véhicules obscurs continuait
Le tango se faisait valse lente
et le réverbère racontait sa vie au caniveau
entre deux râles du bandonéon
Mais les listes s’allongeaient de noms qui n’étaient plus
« L’ordre, c’est la société sans l’esprit », dit le capitaine
L’avion de Gardel eut encore un soubresaut
Les tambours erraient, hagards et moribonds
entre les déchets de la rue aux fleurs piétinées
Le
gaucho rangea son couteau et alluma le ciel
Le silence succéda au silence, toujours plus vert
Les fruits de cendres commencèrent à tomber
ainsi le jour


*   *
*


Le palimpseste dévore l’encre
et la plume, et la main,
et le copiste, et la mémoire…


*   *
*


La croix du sud se consume
la rivière de cendre déborde
et les dernières caresses
brûlent le chant d’espoir
de l’opéra des fous


*   *
*


La
razzia reprit sous ses allures de rituel
Les
cachilas succédaient aux cachilas
et la liste s’allongeait des noms qui ne seraient plus
Le pêcheur du désert jeta son filet et s’en fut
Mon verre d’alcool se troublait de reflets rouges
et le caniveau tentait une sortie
Pedro regarda le fond de son
calabozo
« Je cherche l’ombre, et l’avenir… », dit-il
Les processions reprirent
Les tambours tentaient de chasser le ballet obscur
Mais les uniformes tuaient le temps, les idées et les gens
« L’avenir, c’est le régime de l’ordre », reprit le capitaine
Je replongeais dans la conversation du réverbère
jusqu’à m’y dissoudre
Mais le chasseur de vent épaulait déjà


Autour de la chaise vide, la veillée, éternelle
sans autre fin que l’attente
Le tango s’épuisait dans la monotonie
et les hallètements du bandonéon
La nature s’insurgeait en silence, bleu obscur
Le débat était clos, sans remède ni option
La rue s’ennuyait de la foule invisible
et le réverbère pleurait dans le caniveau
« Quand ils sont morts, tous les hommes sont bons,
» même les militaires », dit-il
Je dévorai le livre et vomis l’encre
et la rue s’enfonça dans le fleuve d’argent
depuis le ciel, corps et âme, sans un cri,
mais l’ombre errait dans les débris épars
Le couteau recherchait son
gaucho
parmi les fleurs mortes et les restes de nuit
Bientôt la place triste et le carnaval éteint
Et sous la peau du tambour, les rythmes étouffés
et le sang éparpillé
Une autre procession, le rituel du vide
et les larmes inondant la cité
Bientôt le jour prendrait la place et l’espérance
Le filet du pêcheur s’enroulait sur ma tête
et avec lui, tous les fils d’ariane et les filles du vent
Le
gaucho rangea le couteau
et la nuit


*   *
*


Pedro s’enlisait dans le magma des anges
au fond de son
calabozo
Les champs de canne à sucre en fleur
bientôt abriteraient son souffle et son regard
Le ressac couvrait encore les bruits de la torture
les cris des condamnés et l’allégresse des uniformes de paille
Je m’abstenais de commentaire et même de respirer
Sous la pluie obscure, le réverbère tissait sa solitude
et le caniveau buvait jusqu’à l’ourlet de son errance
Pedro regarda le ciel absent au dessus de son
calabozo
« Je cherche l’homme, et sa folie… », dit-il
Les fleurs se diluaient dans les feuilles froissées
La moissonneuse arrachait les vivants sans discrimination
Le bandonéon gisait de sa tuberculose
et les nénuphars poussaient encore en ses poumons
Isidore achevait de couler le Titanic
avec les champs des maux d’horreur
« La folie, c’est les autres… », répondit le capitaine
Et toujours la
noria et la chaise impavide
Je remplis mon verre de toutes les amertumes
et je les bus, jusqu’à l’hallali
Le chasseur me visait, et le bandonéon, et le réverbère
Le parachute de Gardel recouvrit le
mate
et le silence envahit la cité, jaune turquoise,
et froid
Le jour pouvait tomber


*   *
*


Le manuscrit assèche l’encre
l’encre brunit la main
la main étrangle l’écrivain
l’écrivain engloutit la mémoire


*   *
*


La rivière d’ombre sombre
dans la croix du sud
et les dernières paroles
s’évanouissent dans le vide brûlant
du théâtre des bien-pensants


*   *
*


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