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Bruit noir (2008-2023)


Cantate aux fruits de cendres (3)



III

L’aube s’éloigne


Sur la route, il y a un arbre
sur l’arbre, un oiseau barde
l’oiseau ouvre ses ailes
et l’arbre s’envole
la route ouvre la bouche
et avale l’oiseau
et je sombre dans les douleurs de l’aube


*   *
*


La plage de sable et de tombes
s’envole vers la croix du sud
et les dernières larmes
s’égarent dans le désert puissant
de la nef des aveugles


*   *
*


Le pêcheur du désert continuait à pêcher dans le désert
les rues retrouvaient le mouvement et la sérénité
Les morceaux du bandonéon et de la guitare
se rassemblaient, à la recherche du souffle
Le
mate circulait, la ronde se formait, les langues se déliaient,
le silence s’emplissait, l’air se recomposait
La
mulita recherchait ses cordes, et le tango, son chapeau
Le chasseur de vent avait attrapé les bardes, les troubadours et les griots
Le capitaine était debout, derrière la grille de sa caserne,
bien amidonné et décoré, fier de son allure,
égal à son triste soi-même, en ordre
Je regardais les tourbillons de l’eau versée dans mon
mate
qui régurgitaient toutes les paroles, toutes les musiques
absorbées au temps de la nuit
Mais le silence régnait, les mots et les notes
n’étaient que des symboles muets,
la danse sans mouvement, le feu sans chaleur
L’air était frais, et la chanson de glace,
et le temps oublié


Puis la
razzia reprit, bien sûr en miniature,
pour ne pas perdre la main, pour qu’ils n’en perdent pas l’habitude
La prison n’allait pas jusqu’au
calabozo
Le capitaine n’était pas de la fête
La voix éteinte et rauque du bandonéon
tenta une sortie, brève et discrète
Le mouvement essayait de renaître
la danse devenait farandole
la ronde hallucinante s’endiablait
les corps s’enlaçaient, s’étreignaient, se libéraient
les bouches s’ouvraient, les voix s’exclamaient
la musique reprit
Le lancinant silence s’effaçait sous les pas
La danse reprenait, halletante, hachée, souffreuteuse
Le capitaine riait derrière sa grille
et avec lui, le
calabozo
« Il y avait autrefois deux démons », dit l’un
« Ils se livrèrent une guerre sans merci,
» puis s’en allèrent », dit l’autre
« Il y avait autrefois deux démons », dit l’un
« Mais aujourd’hui, c’est fini », dit l’autre
Le capitaine riait de plus belle, et le
calabozo
Et la danse timide tombait sous la
razzia
Pedro regarda la terre derrière les tombes de son
calabozo
L’aube s’éloignait déjà
et le capitaine dansait sur les ossements


Le lancinant silence et la musique sourde emplissaient les débats
Les troubadours troubadaient, les bardes bardaient et les griots griottaient
la politique politiquait, l’économie économisait, la culture culturait
pendant que le monde mondait et les pauvres pauvraient
et les scaldes scaldaient le lancinant silence
La rue n’en finissait pas de reprendre sa place
Les passants ne savaient plus comment passer ni où
Le tango s’épuisait dans ses essais sauvages de relever la milonga
Le
mate se noyait sous les flots et le vent
Je buvais mon alcool sur la place vide enlacé à ma chaise
le passé n’existait plus, mais le lancinant silence
Et Pedro regarda le capitaine prostré dans son
calabozo
et le capitaine rêvait de Pedro, au fond de son
calabozo
et les ossements dansaient dans les rues


*   *
*


Le papier boit l’encre
l’eau dilue le papier
le soleil évapore l’eau
et brûle le papier
le palimpseste de cendres


*   *
*


La mer de perplexité s’étouffe
sous le froid du sud
et les derniers soupirs
n’en finissent pas de s’éteindre
dans le cirque des vagabonds


*   *
*


Le lancinant silence masquait tous les tumultes
Pas même le bandonéon ne pouvait l’effacer
La musique se fondait dans la solitude
l’agitation gagnait, sans vaincre la lancinance
la rue s’enflammait, les débats faisaient rage
les manifestations et les lois, les discours et les anathèmes
mais au-dessus de tout, le silence débordant
et les rires des deux démons, et du capitaine
Sous les pavés, la cage, au fond de mon verre d’amertume
les éternels regrets et les éphémères progrès
la mare de désolation, notre avenir
et la page blanche proposée pour enterrer les absents
Alors je pris mon verre et le brisais dans le caniveau
et avec lui, tous les cris et les soupirs qu’il cachait
dans ses grottes immenses


                                                  Puis vint le
calabozo
Il prit la parole pour s’exprimer et ne la rendit plus
Il ne dit rien, mais cela lui prit une éternité
Il renonçait à toute prétention punitive
à toute vérité, à toute mémoire, aux rires et aux pleurs
aux douleurs des autres, aux deuils étrangers
Il demandait sans mots l’oubli éternel
l’absence des morts et des vivants
l’arrêt du temps et l’égalité des crimes
Il pardonnait les victimes et oubliait les tueurs
Il noyait dans l’oubli les morts et les disparus
Il apportait l’absolution à tous les problèmes
Il y avait deux démons
L’un était la subversion, mais il allait donner son nom
à l’autre, l’autre qu’on allait épurer
et auquel on demanderait d’oublier
et de fraterniser avec les bourreaux
Que les disparus disparaissent
Que les oubliés oublient
Que les morts meurent
Que les vivants ne regardent pas en arrière
Que les bourreaux puissent savourer le repos
et le butin
Il y avait deux démons : la subversion sous son uniforme
et devant son miroir
Et les naïfs continueront à regarder le doigt
du sage qui montre la lune
Puis vint le capitaine
« Le futur naîtra de l’indifférence », dit-il
Et mon verre vomissait la gangrène et les bons sentiments
Il y aurait toujours des doigts pour cacher les lunes


Et le silence reprit sa marche
qui faisait son chemin
« Et voici les démons… », pensa le capitaine au
calabozo
La pourriture débordait de son uniforme et de son indifférence
Même le
calabozo ne pouvait le contenir
La marche se faisait intensément bruyante,
bruyamment silencieuse, insolemment dissonante
Le capitaine et le
calabozo ne pouvaient plus penser, envahis du silence
Tout s’efface, les contours disparaissent,
les formes se dissolvent, le vide,
le grand silence blanc


*   *
*


Les doigts nouent les nœuds
les fils portent le message
la corde brise les doigts
pend l’écrivain
et étouffe l’histoire


*   *
*


« Quand ils sont bons, tous les militaires sont morts,
» même les humains », dit-il


*   *
*


Le silence résonnait encore dans le tumulte
par sympathie, séditieux
La réverbération se faisait pressante
Le réverbère dressait la tête, ambitieux
Le bandonéon s’essoufflait, sans le son

Il y avait deux démons : les tortionnaires et les voleurs d’enfants
les disparaisseurs et les assassins, les menteurs et les faux témoins
Curieuses mathématiques : un deux franchement pluriel
pour une multitude de démons très unitaires

Le bruit raisonnait encore dans le cumul
des symphonies, anxieux
L’irrévérence se faisait croissante
Le caniveau dressait la bête, vicieux
La lampe au néon boursoufflait sous le sang
La musique au fond du gouffre étouffait

Il y avait deux démons : les tortionnaires et les militaires
Comment ? Ce sont les mêmes ?
Il y avait deux démons : Narcisse et son image…


*   *
*


Les fruits de cendres couvraient tous les visages
Dans le gris, le gris… et l’ombre obscure des cendres
Les braises froides et noires se fondaient dans le gris
et le gris envahissait toute griserie, insatiable
et morne, insensible, uniforme, monotone
Les fruits de cendres ouvraient tous les virages
jusqu’à en mûrir


*   *
*


Les doigts étalent les pigments
sur les murs glacés de la grotte
les pigments brûlent les doigts, et les murs
la pierre écrase la main
la bouche avale la mémoire


*   *
*


« Quand ils sont militaires, tous les humains sont morts,
» même les bons », dit-il


*   *
*


cantate aux fruits de cendres, 4