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L’échafaud des songes (2009-2018)


Cantate aux fruits de cendres (4)



IV

Le crépuscule s’enfuit


Les rues, encore jonchées des ombres de la marche
recommençaient à bruire tout doucement
Le réverbère regardait les deux lunes
au-dessus des eaux pâles du
Río
Il y avait un sentiment de paix
une odeur de printemps, un vent sournois
mais par-dessus tout, les rires d’enfants
qui ne parvenaient pas à résonner
Les restes de la nuit s’abîmaient dans les débris du jour
Il faisait frais sous le réverbère
et les deux lunes esquissaient une danse
L’humidité faisait pousser les nénuphars
par dessus les décombres, et les lichens
sur notre peau aride
« Ce fut une guerre civile », dit l’homme aux lichens
Un frisson parcourut le réverbère,
et les pavés de la rue, pendant que les deux lunes
sombraient dans les eaux troubles du
Río
« Toutes les guerres le sont », répondit l’enfant
trop grand déjà pour ses illusions
« surtout les militaires »
Le tatou releva la tête, sentant l’orage qui se venait
mais il ne vit que les fumées des rires
et le bruit des grimaces
Il ouvrit la bouche pour parler, et se tut
La douleur, l’aube, les fleurs, la nuit,
les ombres, les cendres…


La chaise vide, vestige de la mémoire interdite,
spectre de la justice absente,
couvertes des cendres et des poussières des temps immémoriaux
attendait encore et toujours Pedro,
qui ne viendrait pas, qui ne viendrait plus.
Et les listes s’allongeaient de noms effacés, dissouts
Le pêcheur de déserts remplit son filet
des troubadours, des bardes et des griots
qui s’échappaient de mes fumées obscures
Les gouttes d’avenir se dispersaient, vertes et silencieuses
arides
J’avalais les dattes de pierres, les fleurs de marbre et les fruits de cendres
« Ce fut une guerre si vile… », reprit l’enfant
Pedro regardait la terre qui avait pris sa forme
derrière son
calabozo, cherchant ses os blanchis
mélangés à l’oubli, à l’absence
au silence
à l’éclatante obscurité de la froideur
Il faisait frais sous le réverbère
et, sur les braises,
l’immobilité cadavérique d’un salut militaire


*   *
*


La main pétrit l’argile
et forme la tablette
le four cuit la glaise et le message
et incinère le scribe et la mémoire


*   *
*


Sur ma chaise, livide, en proie au vertige et à l’horreur,
je sentais venir le crépuscule des yeux
La rue se remplissait de brume
L’air s’épaississait jusqu’à en étouffer le moindre son
Le bandonéon s’efforçait, mais rien ne sortait de ses touches
Le tango avalait ses pas et ses danseurs
Le
mate recrachait ses buveurs
Le réverbère se tortillait de douleur
Les nénuphars poussaient au milieu de l’asphalte
noirs comme leur support, sombres comme les uniformes
Il fallait tout oublier, la
picana, le sous-marin,
les disparus, les morts, les enfants volés,
les biens détournés, les citoyens discriminés
Il n’y avait rien à voir, rien à savoir, rien à penser, rien à pleurer
Il ne resterait même pas les yeux, d’ailleurs, pour le faire
Pedro lui-même se fondait dans le rien
dans tous les riens du monde
dispersé au fond de son
calabozo
oublié même de l’oubli
Les cendres pouvaient tout recouvrir
Rien importait désormais
Le
gaucho éteignit l’obscurité
et rangea l’histoire


Le tatou courut dans la plaine
poursuivi par l’histoire, les deux démons,
et les bonnes consciences
Il ne pensait plus, il ne devait plus penser
seulement fuir, courrir, s’échapper,
vivre, mais vivre sans penser
d’autres le feraient pour lui
d’autres penseraient pour lui pendant
qu’il jouirait de la danse et du sport
et des jeux et du casino et du travail
pour le bien de la société, en silence,
sans dire quoi que ce soit qui s’apparenterait
à une pensée ni à une trace neuronale
« Le vide est le triomphe de l’esprit », dit le capitaine
Pedro sursauta dans sa disparition
et retourna son
calabozo
Le réverbère alluma l’obscurité et la brume
« Le triomphe est le vide de l’esprit », répondit l’enfant
Il y avait deux démons : la mitraillette et le bandonéon
La mitraillette brûla le bandonéon
Les torts sont partagés
Il faudra effacer
                              le bandonéon
Et dans un crépuscule d’adieux
nous nous couvrirons de nos propres cendres
jusqu’à nous fondre en elles


*   *
*


Le couteau grave les oghams
les traits fendent le bois
la main brise le message
le feu brûle le bâton
le palimpseste de fumée


*   *
*


Ce jour-là, il plut toute une éternité
aussi longue qu’une saison en enfer ou à la télévision
J’avais achevé ma bouteille, le cycle terminait,
l’éphéméride prenait sa retraite, le silence hurlait,
les rues vides se remplissaient des fantômes
les spectres aspiraient à mourir
Mais il restait encore les enfants volés, les personnes disparues
le mensonge collectif, l’impunité organisée
Le tango ne danserait plus, le candombe s’épuiserait
le
gaucho attacherait ses chevaux pour toujours
La violence s’installerait pour cause d’impunité
Ce jour-là, le soleil avait perdu ses repères
il brillerait jusqu’à la fin des temps, jusqu’à demain
avec les débris des rêves et du bandonéon
Ce jour-là durerait une éternité éphémère
« Il faut tourner la page », disait la bonne conscience
Et sur cette page blanche, écrire d’autres horreurs
de la mémoire vide
Tourner la page comme un linceul pour cacher les disparus, les torturés
pour envelopper les souffrances, les rancœurs, les haines, les vérités
Tourner la page, pour qu’ils puissent en écrire une autre
Pedro sentait son image se fondre dans le papier
se mélanger à celles du capitaine et du
calabozo
Pedro sentait sa seconde disparition
qui engloutissait le bandonéon, le
gaucho,
le tatou, le tango, les tambours, le
mate,
les espoirs, le réverbère, les rues, les plages, les plaines
La page blanche était un trou noir


*   *
*



La chute


Après la sédition, vint la subversion
Après la subversion, la sédation
Ils demandaient aux bourreaux de pardonner leurs victimes
Ils demandaient aux victimes d’implorer pardon
Ils exigeaient l’obéissance civile, la désobéissance militaire
Ils fomentaient la résignation

Le réverbère parcourait le cimetière
à la recherche d’un bon militaire
sans succès

La peur était au cœur des rues
Le grand oiseau pouvait toujours planer
au gré des vents et des sarcasmes

L’enfant jetait des pierres au ciel avec sa fronde
mais l’oiseau restait intouchable

Les voleurs d’identité se fondaient dans l’anonymat
en y entraînant leurs victimes

La consonance se confondait avec la connivence
Le condor planait au dessus de nos têtes
épée de Damoclès sans condescendance

« Un bon militaire, c’est une épitaphe dans un cimetière »,
dit l’enfant au réverbère

Et le réverbère, l’espoir au ventre de l’enfant,
continua sa recherche désespérée

Point d’épitaphe, mais la peur

et par-dessus tout, une certaine résignation


*   *
*


Les doigts enfoncent les touches de la machine à écrire
les caractères remplissent la feuille
les cahiers s’ajoutent aux cahiers
le livre termine à la corbeille
le palimpseste des marchands


*   *
*



L’envol


Le cimetière parcourt le réverbère
et les rues de la ville, la
rambla et le Río

Le fleuve recrache ses cadavres
ceux que les amnistiés ont jeté des avions
vivants
deux démons : l’un aux commandes, l’autre à l’éjection

Les squelettes, eux, ne se sont pas résignés

Fleuve d’argent, fleuve de sang

Historia de amor, historia de odio
amorodio


Le réverbère parcourt le cimetière, la ville
dans l’attente du jour

Et bientôt mourra la résignation
et le jour ne pourra plus se faire attendre
ne pourra plus couvrir de son manteau de honte
les crimes et les non-châtiments

Memoria de odio, memoria de amor
amorodio

La ville parcourt le réverbère, le cimetière

Le bandonéon retrouvera son souffle
et les cadavres se lèveront
les os revivront
le tango refleurira

Historia de amor, historia de odio
amour à mort
amour adieu


Un jour viendra
où le jour se fera nuit
la lumière sera fête
les cendres chanteront
et la ronde noiera tous les képis